Travailler dans l’éducation populaire, un acte militant ?
Discussion avec deux praticiennes de l'éducation populaire au quotidien : Julie Doniol-Valcroze et Florine Olivier.
La ressource
Travailler dans l’éducation populaire, est-ce un acte militant en soi ?
Telle est la question posée à Julie Doniol-Valcroze, responsable de Service Éducation et Citoyenneté à la fédération des Hauts-de-Seine (92), et Florine Olivier, chargée de projet jeunesse à la fédération de Mayenne (53). Regards croisés de deux praticiennes de l’éduc pop au quotidien.
Comment en es-tu arrivée à travailler dans le monde de l’éducation populaire ?
Julie Doniol-Valcroze : Je pense que, comme beaucoup de gens, l'éduc pop a fait partie de ma vie depuis le début, sans que je le sache. Dans l'enfance, il y a eu les associations de quartier, les colonies de vacances, les intervenants à l'école… tout cela a fait partie de ma construction. Arrivée aux études supérieures, j'ai préféré aller à la fac. Puis j'ai choisi Paris VIII en Seine-Saint-Denis, qui n'est pas une université innocente de ce point de vue là, mais je ne me le formulais pas. J’aimais simplement leur façon de faire, les sujets qu'ils abordaient, et leur programme en sciences politiques. Ensuite, j’en ai appris plus sur leur histoire, les méthodes utilisées, les cours du soir… Tout cela est relié, mais je n’en étais pas consciente dans ma démarche.
Puis, j'ai voulu faire du journalisme et, finalement, ça ne m'a pas trop plu. J'avais envie d'être dans cet esprit de transmission dont j'avais beaucoup bénéficié, donc je suis allée vers l'animation, pour me rendre utile. J'ai exercé dans l'animation adaptée pendant quelques années, avec des enfants et des adultes en situation de handicap mental. Je me suis retrouvée à la Ligue de l’enseignement sur un malentendu complet : eux n'avaient pas compris mon profil et moi, je n'avais pas compris ce qu'ils faisaient, mais on s'est plus. J'ai vraiment pris conscience de la démarche de l’éducation populaire, et j'ai appris ces méthodes de façon beaucoup plus formelle, une fois à la Ligue de l'enseignement. Mais en réalité, une fois que tu relies les points, tu te rends compte que tu en fais depuis un bon moment, que tu faisais déjà de l’éducation populaire dans les associations où tu militais.
Florine Olivier : À partir de mes six ans, j’ai fait de la gymnastique dans une fédération d'éducation populaire, la FSCF, Fédération sportive et culturelle de France. Dans toutes les compétitions, la présidente prenait la parole pour souligner la grande différence par rapport à la Fédération française de gymnastique : les compétitions partaient d'un niveau plus bas pour permettre à tous les enfants qui le souhaitaient d’y participer, même en étant débutants. À 13 ans, on m'a proposé d'entraîner et de juger, donc je me suis engagée bénévolement. Le sport est vraiment une entrée privilégiée pour l’engagement associatif des jeunes.
Il y avait plusieurs sections sportives, et des jeunes ont commencé à organiser des soirées et à faire groupe autour des jeunes licenciés. Par ces rencontres, des associations ont émergé sur d'autres sujets, notamment l'animation. On a créé par la suite une association qui organisait des colonies de vacances, bénévolement, alors qu'on était au lycée. On avait tous pour point commun d'avoir notre BAFA. J'ai été directrice organisatrice des colos dans cette association. Ensuite, j'ai suivi un DUT carrières sociales, puis des études en sociologie, et je me suis spécialisée dans la jeunesse et l’animation. J'ai toujours eu un pied dans l’éduc pop, à travers mes engagements associatifs, étudiants et maintenant professionnels. Tout ça s'est entremêlé. J'ai tiré le fil des rencontres associatives qui ont découlé d'une simple pratique sportive.
Dirais-tu que tu as toujours été militante ?
J.D.V. : Ma première pétition remonte à l’école primaire, donc oui, je pense que je l'ai toujours été plus ou moins ! J’avais huit ans et c'était pour changer l'opérateur de cantine, que l’on trouvait mauvais. Je crois que, toute ma vie, le fait collectif et la direction que prend notre société m’ont intéressée. J'ai toujours été dans des initiatives qui tentaient d'agir là-dessus, mais avec modestie. Je ne suis pas quelqu'un avec une très grosse vie militante, mais je suis contente de pouvoir le faire dans mon métier aujourd'hui, d’être payée pour ça. Cela me permet d'y consacrer plus de temps.
F.O. : J'étais engagée dans beaucoup d'associations quand j'étais étudiante et, aujourd'hui, je ne le suis plus parce que j'ai moins le temps et l'énergie. Mais l'engagement est aussi dans mon travail, donc ça me permet de faire deux en un. Cependant, je pense qu'il y a aussi des inconvénients à être dans une structure militante, que ce soit pour la gestion de ses heures ou de ses efforts, parce qu'on n'a pas le même rapport au travail. Néanmoins, il y a une flexibilité et une relation avec la hiérarchie qui peut être assez équilibrée, avec une horizontalité qui est permise dans certaines associations et qu'on ne retrouverait pas ailleurs. Ça peut aussi être un confort de travail parce qu’on parle le même langage, on partage les mêmes valeurs et il y a une souplesse avec une forte prise en compte de la dimension humaine.
Que mets-tu justement, derrière le terme “militantisme” ?
J.D.V. : J'y mets cette volonté, cette mise en action pour faire prendre une direction particulière à notre société. Pour moi, dès que tu te mets en mouvement sur un sujet qui concerne le collectif, sur un projet de société, tu es dans une démarche militante.
F.O. : Je dirais que c'est un engagement fort, qui a une dimension politique, sans être de la sphère politique, mais plutôt citoyenne et associative. Il s’agit de porter des valeurs pour impulser un changement. On peut être militant de plein de manières différentes en fonction de ce pour quoi on milite.
Pour quoi l’éduc pop milite-t-elle, selon toi ?
J.D.V. : De manière générale, elle vise à avoir une société plus égalitaire, plus juste, dans laquelle chacun et chacune a sa place, pleine et entière, pour participer à la prise de décision. C'est une question de répartition du pouvoir : si on veut une démocratie fonctionnelle, il faut que tous les niveaux d'égalité soient atteints. Donc, ce sur quoi l’éducation populaire milite, c'est sur cette émancipation des esprits. Dès qu'on touche à l'éducation, on touche forcément à un projet de société, parce que la façon dont on éduque nos enfants a un impact direct sur la société d’après.
On part d'un idéal : si les gens ont tous le même accès à l'expression de leurs réalités et à l'analyse des informations, ils ont tous la même capacité à participer aux décisions collectives. Il y a des désaccords, mais on est capables d’y faire face pour trouver des arbitrages. L'éduc pop estime que pour obtenir cette société égalitaire, ce n'est pas avec un coup de baguette magique, il faut travailler sur la capacité des gens à raisonner, à baser leur pensée collective sur la raison. Cela ne signifie pas nécessairement qu’ils ne peuvent pas avoir une vie spirituelle profonde et que cela ne peut pas les éclairer dans divers aspects de leur existence. Toutefois, lorsqu’ils engagent une conversation avec autrui, il est essentiel de fonder nos arguments sur la logique.
On se bat pour l'empathie aussi, parce que tu ne peux pas te préoccuper de la question collective si tu n'as pas déjà une capacité à l'altérité, à te confronter à l'autre et à considérer l'autre. Et la troisième chose que je note, c’est l’esprit critique. C'est-à-dire qu'il faut que tu aies une pensée suffisamment libre d'influence pour pouvoir développer ton regard sur tes propres intérêts, les intérêts des autres, comment tout cela peut entrer en confrontation, etc. Cela demande de l'esprit critique, qui permet d’éviter les effets de masse et les manipulations. Tout cela est censé nous donner des individus les plus émancipés possibles, libres de leurs pensées et intéressés par le collectif.
Quelle est la part de militantisme dans ton métier ?
J.D.V. : Selon la définition très ouverte du militantisme que je t’ai donnée, absolument tout ce qu’on fait à la Ligue ou dans une association constitue pour moi un acte militant. Tout comme le fait de s'inscrire dans un organisme à but non lucratif, qui représente une forme d'économie alternative à celle que l'on connaît majoritairement aujourd'hui. C’est une façon de produire de la valeur, du faire et du savoir d'une manière différente.
Si tu as une définition plus restreinte du militantisme, comme une démarche politique au sens plus partisan, alors on n’y correspond pas. Nous sommes un mouvement apartisan et on fait partie d'une tradition républicaine de l'éducation populaire qui est assez paisible. Dans l’éducation populaire, il y a des courants ouvriers qui sont beaucoup plus révolutionnaires que nous et donc plus militants dans ce sens-là.
Une autre manière de le voir, c’est que l’on se consacre seulement, entre guillemets, aux questions collectives et de société. C'est-à-dire que je n'interviens pas pour faire des ateliers de yoga avec les enfants, pour travailler leur bien-être personnel. Je suis responsable du secteur éducation et citoyenneté et donc on se demande comment travailler ensemble à faire collectif, et comment chacun individuellement trouve sa place dans le collectif. On a ce rapport d'émancipation qui est très important.
On va parfois se retrouver sur des projets de réussite éducative, sur la PJJ (ndlr : Protection judiciaire de la jeunesse), sur des accompagnements plus individualisés. Mais, dans tous les cas, il est toujours question d’aider l’individu à trouver sa place dans le collectif, ou de lui permettre de revendiquer ses droits, de s’émanciper de toutes les influences qu’il peut recevoir. De cette façon, il sera en mesure de contribuer à la pensée collective et de participer à la construction du collectif avec nous.
F.O. : Ce qui me tient à cœur, c'est de favoriser l'accès à l'information, permettre un contexte qui favorise la participation, la prise de décision. Dans mon métier, il est important pour moi que les gens ne soient pas limités dans leurs décisions, mais qu’ils puissent prendre des décisions éclairées, en ayant conscience de toutes les options qui leur sont offertes. Donc, ça passe par de l'information, un contexte facilitant, bienveillant, et puis aussi redonner de l'estime et du pouvoir d'agir aux personnes.
Cela me fait penser aux raisons pour lesquelles la Ligue de l’enseignement s'est fondée au XIXe siècle, c'est-à-dire que c'est important d'avoir le droit de vote, mais encore faut-il avoir accès à l'information afin de pouvoir voter de manière éclairée...
F.O. : Tout à fait. Hier, par exemple, je faisais une formation sur le vivre-ensemble et la lutte contre les discriminations auprès de volontaires en service civique. Cela a une dimension militante parce que l'idée, c'est de pouvoir ouvrir à l'empathie, de donner des informations sur d'autres personnes qui n'ont pas les mêmes privilèges que nous, de savoir ce qu'elles vivent pour pouvoir prendre une décision collective. En l'occurrence, si je prends mon exemple, moi qui suis blanche, hétérosexuelle, diplômée et en emploi, je vis une réalité qui n'est pas celle de tout le monde. En prenant des décisions, je sers à un intérêt qui n'est pas celui de tous. Il est crucial de se connaître, de savoir quels rôles et quelles postures on a dans la société, pour pouvoir considérer les autres et prendre des décisions dans l’intérêt collectif.
Est-ce que tu penses que cette dimension militante est conscientisée par les personnes qui travaillent à la Ligue ?
J.D.V. : De façon très inégale, mais ce n’est pas spécifique à la Ligue. J'ai le sentiment qu'il y a un retour en force de la pensée de l'éducation populaire, qui était tombée en désuétude. L’éduc pop, c’était un peu ringard il y a encore dix ans. Et là, quand on voit Socialter (ndlr : magazine bimestriel qui traite de thématiques écologiques, démocratiques et de l'économie sociale) qui fait un dossier dédié à l’éducation populaire... Ma mâchoire s'est décrochée ! On s'intéresse à cette école de pensée, à cette démarche et, de fait, à tout le mouvement qui l’accompagne.

Les rencontres nationales de l’éducation populaire ont fait leur apparition à Poitiers, tandis que celles de Marseille ont réémergé. De nombreuses initiatives se réclamant de l’éducation populaire et employant ses termes ont également éclos. Je pense que ça aide les acteurs et les actrices de la Ligue, entre autres, à reprendre conscience de cette démarche. Parce que le mot est chargé d'une histoire, de valeurs, d'outils. C'est tout un corpus de réflexion qui, parce qu'il est de nouveau revendiqué, pousse à s'intéresser, à se former, à s'imprégner aussi de tout cela. Ce qui ne veut pas dire que, quand on utilisait moins ce terme, on en transmettait moins les valeurs, l'histoire, etc. aux salariés. Mais je pense que cela contribue à le faire davantage.
Julie parle des initiatives qui renaissent autour de l’éducation populaire et, justement, Florine a participé à la création de “Festi pop, un festival de l’Éducation Populaire”, dans la fédération de la Ligue de l’enseignement de Mayenne (53)... D’où l’impulsion de créer ce festival est-elle venue ?
F.O. : Tout est parti d’un séminaire interne en juillet 2023 où notre directeur nous a proposé de penser à des projets carte blanche. J’avais proposé un festival de l'éducation populaire, d’autres étaient intéressés par l’idée, donc on a constitué un petit groupe de travail. Puis, on a commencé à identifier des structures ressources, des partenaires directs, indirects, un angle d'approche. Rapidement, l'idée de travailler avec les habitants s'est imposée. Il y a eu un moment de flottement, puis, finalement, les partenaires qui étaient assidus faisaient partie du même quartier, celui dans lequel la fédération est implantée, un quartier politique de la ville qui s'appelle Saint-Nicolas. On s'est donc concentré sur ce quartier de Laval pour cette première édition, et l'angle a été celui du territoire plutôt que de la thématique (on avait d’abord pensé au thème du réemploi pour ce festival). C’est comme cela que ça a émergé spontanément, du fait des acteurs présents et des envies des habitants et habitantes.

Comment cela s’est-il passé pour mobiliser les habitants autour du projet ?
F.O. : Nous avons travaillé avec un partenaire, présent dès le début de la démarche : Julien Touint, directeur de la maison de quartier du Pavement, qui est un quartier adjacent à Saint-Nicolas. Il a sollicité des habitants du quartier avec lesquels il a l'habitude de travailler, qui ont à cœur de valoriser leurs initiatives et qui ont envie de créer une dynamique sur ce territoire. Le concept consistait donc à réunir des personnes qui, si elles font partie de structures associatives, sont familières avec l’éducation populaire, et des habitants qui en font sans toujours en être conscients. L'idée était d'organiser cet événement pour permettre de prendre conscience que nos actions ont pour point commun d'être issues d'éducation populaire et que cela a une dimension politique.
Je suis assez contente de cette première édition parce que, déjà, huit habitants se sont vraiment impliqués dans le comité de pilotage, et le collectif qui s'est créé autour de cet événement est très emballé, très enthousiaste pour réitérer l'expérience. Il y a eu une bonne connivence entre nous et un vrai partage des tâches. Bien que j’ai tenu un rôle de “cheffe d’orchestre” pour cette première édition, la fluidité dans l’articulation des missions de chacun et chacune me permet d’envisager, pour la prochaine, d’occuper une place plus en retrait. Chacun a pris ses responsabilités à bras le corps et c'était vraiment agréable de travailler avec ce groupe. Sur place, il y avait un bel éventail des différentes structures, ateliers, animations d'éducation populaire, entre la médiation scientifique, du bricolage, des activités manuelles, la connaissance du patrimoine du quartier… il y avait énormément de propositions différentes. C'était une belle manière de voir tous les sujets balayés par l'éducation populaire.
Quelle est la portée politique de l’éducation populaire, selon toi, et pourquoi est-ce important ?
F.O. : Je pense que c’est ce qui permet aux associations de perdurer. Faire de l’éducation populaire, c’est s’adapter aux changements sociétaux, prendre en compte les besoins, les envies et les attentes des personnes. On ne périme donc pas vraiment. Cela dépasse la solidarité et l’entraide : il s’agit d’acquérir de l’autonomie, de comprendre l’influence qu’on peut exercer sur sa communauté et sur les choix politiques. En plus du vote ou des modes de consommation, l’éducation populaire offre une autre manière d'impacter la société, à son échelle, en mettant l’accent sur le lien social. Elle redonne de l'estime de soi et de la capacité d’agir aux personnes qui peuvent se sentir oubliées, et permet de monter en compétences en dehors des sphères scolaires ou professionnelles.
Je pense aussi que ça permet de moins dépendre de politiques ou de structures qui peuvent fonctionner à une échelle qui n’est pas la nôtre, soit de manière trop lente, soit de manière trop académique. Là, on développe de nouvelles compétences pour faire soi-même, pour être autonome, et ça passe par la transmission entre pairs. Il y a cette phrase qui dit “Quand une personne a faim, il vaut mieux lui apprendre à pêcher que lui donner du poisson”. Je pense que c’est vraiment une belle idée, car elle est valorisante, épanouissante et émancipatrice pour chacun et chacune.
Ndlr : les deux entretiens ont été menés séparément, avec une même grille de questions.
Pour aller plus loin
- Socialter : Le retour en force de l'éducation populaire : https://www.socialter.fr/article/education-populaire-histoire-politique-ouvrier-revolution-ecologie-engagement
- Festi' pop (Ligue 53) : https://laligue53.org/index.php/festipop/
Travailler dans l’éducation populaire, un acte militant ?
Ressources associées
